La peinture comme expérience poétique

À mes yeux, il n’y a pas d’un côté “les artistes” et de l’autre “les spectateurs”. Nous créons tous sans le savoir, comme nous respirons. Je dirais humblement qu’à la différence, l’artiste “se sent” créer car il engage en principe tout son être et sa peine bien aimée.

J’ai toujours senti que l’élément essentiel dans mon aventure picturale reposait sur l’amour de la nature, cette nature envers laquelle on n’est jamais trop scrupuleux, ni assez sincère en tant que peintre. Pour autant, ce n’est pas devant un beau paysage qu’on se dit “un jour, je serai peintre”, mais c’est plutôt devant un tableau que l’on ressent cet appel.

Si j’ai grandi au sein d’une famille ouverte sur l’art, c’est à Paris, au Musée des impressionnistes, situé à l’époque au Jeu de Paume, que j ai eu cette révélation. La peinture de paysages exécutée en plein air, sur le motif, s’est véritablement imposée à moi comme un moyen unique d’émouvoir par la magie de la matière et des mélanges subtils de couleurs clairement visibles sur la toile.

Parallèlement à mes études, entre 1974 et 1976, j’effectuais pendant ces deux années, sur autorisation et quelques démarches auprès des musées nationaux, de nombreuses copies de mes maîtres préférés. Passer ainsi des heures au Musée du Jeu de Paume à cinquante centimètres d’un tableau de Monet, de Sisley ou de Pissarro vous prodigue un indicible bonheur et consacre à jamais la naissance d’une passion. Depuis, quarante années après, le parfum de cette fraîche et véridique fleur des débuts est encore très présent en moi.

L’impressionnisme est avant tout une des plus grandes révolutions dans l’histoire de l’art. Ce mouvement, parallèlement à d’autres dans la société toute entière, a ouvert la voie à la peinture moderne à travers d’autres mouvements par enchaînement, le fauvisme, le cubisme et l’abstraction géométrique et lyrique. Sa vertu principale a été de se libérer, de la vision photographique qu’on avait généralement eue sur les choses. Désormais avec le mouvement impressionnisme, le chant de vision s’est élargi. Ce qu’on perçoit a changé, une rupture avec le passé s’est opérée d’un façon vraiment consciente sans subir un savoir officiel mais en inventant un nouveau monde pictural. C’est un réel sentiment que le peintre cherche à transmettre, celui que nous procure la nature et qui nous conduit à la poésie la plus pure.

Ce n’est que grâce à sa technique osée et à sa sensibilité que le peintre impressionniste restitue, dans le meilleur des cas un point de rencontre fraternel par le biais du tableau, une sorte d’appartenance quelque peu subtile aux choses, une vue assez éloignée de ces représentations idéalisées, sophistiquées, distillées en atelier et s’adressant aux gens aisés du XIX° siècle.

Si le réalisme impressionniste permet cette rencontre aisée entre l’œuvre et le spectateur, il n’en demeure pas moins que, pour le peintre, la technique à acquérir est très complexe et nécessite un sens aigu des couleurs, de leurs mélanges et surtout de leurs juxtapositions, ce qui demande une très forte intuition et une grande persévérance. Une fois seulement cette technique “maîtrisée”, l’artiste peut donner libre cours à sa sensibilité.

Lorsque je pars peindre sur le motif, je suis dans un état de réceptivité intense. Mes forces me paraissent toujours insuffisantes face à ce qui va venir. J’ai besoin de m’arrêter quelques instants pour rassembler ma personne, sentir toutes les rumeurs éparses, tous les chuchotements venus du fond de moi-même et qui vibrent en moi comme une réponse à mes inquiétudes, et puis lentement s’établit la rencontre. Un petit coin de nature vous parle, vous sourit…

Si le peintre demeure seul face au monde et à lui-même, sa toile n’est-elle pas le “passage” vers ce regard de l’autre qui saura un jour le rejoindre?

Quel bonheur de pouvoir encore regarder le ciel, jouir de ces inestimables biens que sont toutes les fleurs des champs, les ruisseaux, les nuages qui passent au-dessus des grands arbres, et toutes ces choses éphémères comme le coquelicot d’un jour que chaque saison voit renaître. Ces biens-là, les aurons-nous assez admirés ? Aurons-nous pleinement goûté ce qu’ont d’émouvant l’aube qui pointe et la journée que l’on ne reverra plus pour en fixer sur la toile le sentiment profond et éternel ?